7

« Mia t’a-t-elle fait des confidences ?

— Des confidences ? À quel sujet ? »

Senséneb se montrait délibérément obtuse. Elle n’aimait pas la manière dont Huy tâchait de la sonder. S’il l’interrogeait sur sa conversation avec Mia à peine accouchée, c’était seulement dans l’espoir de jeter de la lumière sur la mort de Géoua.

« Sur Chaemhet, dit Huy avec impatience.

— Non.

— Elle ne t’en a pas parlé du tout ?

— Elle a seulement dit que leur couple traversait une mauvaise passe, ce qui n’a rien d’exceptionnel. »

Senséneb avait regretté que Mia n’en dît pas plus, mais elle, elle était mue par son intérêt pour autrui, non par un froid désir de vérifier des hypothèses.

« Pourquoi ne renonces-tu pas ? s’irrita-t-elle. Géoua est mort et enterré, l’affaire est close. Les eaux se sont refermées sur le passé.

— Je n’aime pas laisser les choses au hasard.

— On jurerait entendre Ay !

— Est-ce donc répréhensible que d’aspirer à l’ordre ? »

Elle se désolait de cette tension qu’elle sentait monter entre eux et qui, ces temps-ci, surgissait à tout bout de champ. Depuis son retour dans la capitale du Sud, ils n’avaient pas passé ensemble une demi-heure sans se blesser. Quelquefois, ce n’était qu’une question de minutes. Senséneb se rappelait son séjour dans le Nord comme un répit. Là-bas, elle s’était sentie libre, elle s’était retrouvée. Elle pouvait parler à son cœur sans la tempête de sable que déchaînait la vie commune avec Huy. Cela lui faisait mal de se l’avouer, mais ils ne connaissaient plus l’harmonie. Qui sait, s’ils avaient eu des enfants… Et peut-être cela aurait-il été pire. Non sans tristesse, la jeune femme se préparait à l’idée de prononcer les Paroles de Séparation dans un avenir plus ou moins proche.

Les pensées de Huy suivaient-elles un chemin similaire ? Elle n’aurait su le dire, puisqu’elle ne lisait plus en lui. En tout cas, il parut s’adoucir.

« Tu as raison, je devrais abandonner. Il est vain de gémir quand mugit la tempête. Mais je me fais du souci pour eux. Ce sont mes amis.

— Laisse-les trouver eux-mêmes l’issue de ce dédale. Ils te demanderont de l’aide s’ils en ont besoin.

— Chaemhet m’en a demandé. Du moins… d’une certaine façon, avoua le scribe avec embarras.

— Comment cela ?

— Il a une liaison, et je soupçonne que Géoua avait éventé son secret.

— Je ne peux le croire ! Alors que sa femme attendait un enfant ?

— Et pourtant…

— Qui est-ce ?

— Une des concubines.

— Une concubine royale ? se récria Senséneb, stupéfiée.

— Oui.

— Voilà ce que Géoua avait appris ! Pas besoin de chercher plus loin !

— N’allons pas trop vite en besogne. Géoua connaissait de nombreux secrets.

— Une des femmes avait sûrement conçu des soupçons, et lui en avait parlé.

— Cela paraît vraisemblable. Mais laquelle ?

— Quelle importance ? Le harem dégorge les rumeurs comme un égout les eaux usées. Chaemhet est-il devenu fou, pour courir un tel risque ?

— Le sait-il lui-même ? Le désir pousse quelquefois à d’étranges extrémités.

— Il fait oublier qu’il existe un choix.

— Souhaitons que sa folie soit temporaire. Son bébé l’aidera peut-être à recouvrer la raison.

— Sais-tu depuis combien de temps dure cette liaison ?

— Non, il ne me l’a pas dit. Mais quand même assez longtemps, je crois.

— Et cette femme, comment réagit-elle ?

— Elle voudrait le garder pour toujours.

— C’est de la pure démence ! Ils sont fous tous les deux. Au fond, elle doit bien se douter que c’est impossible !

— Il y a déjà eu des évasions au harem.

— Et de toutes ces tentatives, combien ont réussi ? »

Huy garda le silence, incapable d’en citer une seule.

« Qui est cette concubine ? Est-elle jeune ?

— Elle se nomme Teyé et n’est plus dans sa prime jeunesse. C’est une ancienne favorite, qui est maintenant la Directrice des Musiciennes du Roi.

— Ah ! Voilà comment elle s’y prend pour sortir.

— Oui.

— Je ne la connais pas.

— C’est aussi bien.

— Pourquoi ? s’enquit Senséneb en le dévisageant.

— Parce que tu focaliserais ta haine sur elle.

— Pourquoi la haïrais-je ? protesta-t-elle, outrée.

— Voilà que tu ressembles à la panthère du désert. Il ne faut pas t’emporter ! Pourquoi la haïrais-tu ? Mais, parce que Mia est ton amie.

— Si Mia avait un amant, le haïrais-tu ? »

Huy se tut, désarmé.

Quand on allait chercher l’amour au-dehors du foyer, c’était signe que l’on n’en trouvait plus chez soi. Pourtant, les gens restaient ensemble. Ils craignaient un changement qui n’était pas exempt de risque. Chaemhet était-il ainsi ? Quelle emprise Teyé avait-elle sur lui ? Entre eux, le désir était-il donc si fort ? Huy se demanda s’il en avait jamais ressenti. Pour Aahmès, sa première femme ? Sans doute. Mais c’était un souvenir lointain, à demi effacé. Il supposait que ce désir avait existé, car quelque chose l’avait poussé à échanger le serment avec elle. Et pour Senséneb ? Oui, incontestablement. Mais avec quelle rapidité il s’était flétri ! Pourtant, à cet instant même où ils se parlaient comme autrefois, il parvenait enfin, grâce à elle, à clarifier les pensées de son cœur. Qui était prêt à affronter le vide et la solitude, à moins d’avoir un compagnon absolument insupportable ? Or, Mia n’était certainement pas insupportable, aux yeux de Chaemhet. Elle venait de mettre au monde leur enfant. Une petite fille, dotée des tissus durs de son père et des tissus tendres de sa mère. Plus tard, leurs traits à tous deux se fondraient dans son visage. Nul ne devait violer les liens du mariage. Même le grand dieu Amon avait été contraint de prendre l’apparence de Akhépérenrê Touthmosis[33] pour engendrer Makarê Hatchepsout avec Ahmosé, sans quoi celle-ci ne l’eût jamais accepté, bien que le dieu apportât avec lui la douceur enivrante des parfums du Pount.

« J’aimerais que Chaemhet rompe et préserve son couple, expliqua Huy. Crois-tu que je l’aie encouragé ? Même s’il était libre, il encourrait la mort en prenant une telle maîtresse. »

Senséneb se plongea dans ses pensées, puis émit une hypothèse :

« Imaginons que Géoua soit simplement venu l’avertir, et qu’il n’y ait pas pris garde ? Géoua n’était sûrement pas le seul à savoir. Chaemhet doit plus que jamais se montrer prudent.

— Malheureusement, il se conduit avec une rare inconséquence.

— Pourquoi dis-tu cela ? »

Huy se décida enfin à lui parler de l’amulette. Tout l’y incitait, car Senséneb serait la dernière à trahir la confiance dont Mia avait fait preuve envers lui. De plus, elle porterait un regard neuf sur ce dernier rebondissement. Pourquoi hésiter davantage ?

« À cause de ceci. »

Sans prendre le temps de réfléchir davantage, il chercha dans sa bourse de cuir l’amulette qui ne le quittait pas depuis que Mia la lui avait confiée.

Senséneb la retourna en tous sens pour l’observer. Elle lut l’inscription figurant au dos, puis, le regard sombre, la rendit au scribe.

« C’est du grand art.

— Oui, l’exécution est d’une finesse remarquable.

— Et la stratégie aussi. Qui te l’a donnée ?

— Mia. »

Huy lui exposa dans quelles circonstances l’amulette était parvenue entre ses mains. Après l’avoir écouté, la jeune femme réfléchit en silence. Il la contempla, songeur lui aussi, mais Chaemhet et Mia étaient loin de ses pensées. Il se disait que c’était bien agréable de bavarder ainsi, tout comme autrefois. Mais pouvait-on ressusciter le passé ? Celui-ci ne pouvait être interprété qu’à la lumière du présent et s’altérait au fil du temps, avec la perception que l’on en avait.

Dans une partie de son cœur, Senséneb pensait de même.

« J’aimerais revoir cette amulette », dit-elle.

Il la lui tendit et, une fois encore, elle la retourna entre ses mains. Des mains petites, adroites, aux doigts déliés. Depuis combien de temps ne l’avaient-elles pas caressé ? Il regarda les siennes, carrées, aux doigts courts et épais – des mains de maçon ou de batelier, mais sûrement pas de scribe. Il lui sembla que c’étaient celles d’un étranger.

« Que croit Mia ? demanda enfin Senséneb, tout en continuant à jouer avec l’amulette comme si elle pouvait en percer le mystère.

— Qu’il destinait cet objet à Teyé. Mais peut-être se borne-t-elle à constater son existence, sans chercher plus loin.

— Si c’était vrai, même Chaemhet ne serait pas assez fou pour le laisser là où elle l’a trouvé.

— La cachette était astucieuse. Le meilleur endroit où dissimuler une lance, c’est parmi les joncs.

— Mais Mia est une si parfaite maîtresse de maison ! Ses meubles, ses bibelots… tout est à sa place. Elle se fait du souci à la seule idée de passer la période qui suit les couches sur la terrasse, et de ne pouvoir entrer chez elle avant que la purification soit terminée. Elle se demande dans quel état elle retrouvera sa maison, si elle n’est pas là pour tout superviser !

— Mais ce sont les domestiques qui enlèvent la poussière. Ils auraient pu ne rien remarquer ou ne pas s’interroger sur la présence d’une nouvelle amulette en nettoyant les niches.

— Et si au contraire ils l’avaient retournée, s’ils avaient lu cette inscription ? Les serviteurs du palais savent lire, à la différence de ceux des villes ou des villages.

— C’est vrai.

— S’ils l’avaient découverte, n’aurait-ce pas été pire pour Mia ? Au moins, son humiliation n’est connue que d’elle seule.

— Elle paraissait prendre la chose assez froidement.

— C’est une femme qui sait dominer les démons de l’émotion.

— Oui, néanmoins…

— Surtout devant un homme et, de surcroît, un ami de son époux. Il fallait qu’elle se sente désespérée pour en arriver à se confier à toi.

— Elle m’a semblé embarrassée et humiliée, mais je n’ai vu en elle aucune souffrance, persista Huy.

— Qu’en sais-tu ? Une femme est habile à dissimuler ses sentiments à un homme, si elle en a décidé ainsi. »

Oui, en vérité, une femme savait s’y prendre pour convaincre un homme de faire ce qu’elle voulait, et même quand il voyait qu’elle le menait par le bout du nez, il ne pouvait pas résister. Huy s’abstint toutefois d’en faire la remarque à haute voix.

« Par pudeur, elle a sans doute préféré te cacher la pleine mesure de sa peine », continua Senséneb.

Elle parlait en connaissance de cause, elle qui lui taisait ses sentiments les plus profonds sans qu’il en devinât rien. Mais cela faisait sans doute partie du processus de séparation.

« Peut-être… » concéda Huy sans grande conviction.

Pour lui, Mia avait une froideur de pierre. Il comprenait, au fond, que Chaemhet fût allé chercher plus de chaleur ailleurs. Pourtant, ils avaient des enfants, dont une fillette âgée de quelques heures. Huy n’était pas assez intime avec Chaemhet pour lui demander quand, pour la dernière fois, il avait connu son épouse, mais il fallait deux saisons à Héket pour mouler un fœtus dans la matrice.

« Ton ami aime-t-il ses enfants ? demanda Senséneb à brûle-pourpoint.

— J’en suis certain. Ils sont la semence de ses os.

— Être certain n’est pas savoir.

— Je ne vais pas aller le lui demander ! À coup sûr, il me répondra oui !

— Mais quand un père aime ses enfants, cela se sent ! Parle-t-il souvent d’eux ?

— Il n’en a guère de raison.

— Il saisirait le moindre prétexte pour en parler à n’importe qui, s’il leur portait une affection sincère.

— Il les aime forcément. Tous les hommes aiment leurs enfants !

— Qu’en savons-nous, nous qui n’en avons pas ? »

Elle avait oublié que Huy avait un fils. Héby… Pas un jour ne passait sans qu’il pensât à lui, même s’il ignorait à quoi il ressemblait désormais, et même si le souvenir de l’enfant qu’il avait connu s’effaçait dans sa mémoire. Mais, oui, il savait qu’il l’aimait. Pour ses qualités, parce qu’il était une partie de lui-même ou peut-être pour ces deux raisons. Il préféra ne pas rappeler son existence à Senséneb : Héby appartenait à une époque de sa vie qui n’avait rien à voir avec elle.

« Chaemhet est un égoïste, trancha Senséneb. Il n’aime que lui.

— Crois-tu qu’un homme soit tout noir ou tout blanc ? » lui demanda Huy d’une voix douce.

Elle lui lança un regard furibond, mais ne répondit pas. Il en fut heureux, sachant qu’il l’avait amenée à considérer la question sous un autre angle. Il sentit un souffle chaud et humide sur sa paume et, baissant les yeux, vit un des chiens le regarder de l’air suppliant d’un animal intelligent qui sent un malaise et voudrait qu’on le rassure. Le chien enfouit son museau dans sa main. Huy lui tapota le sommet du crâne, si doux, si chaud, qui s’adaptait au creux de sa main ; il chiffonna affectueusement les oreilles tombantes et les longs poils du cou. De même que son compagnon, c’était un bon chasseur. Autrefois, les deux chiens excellaient à rabattre de petits daims à la lisière du désert. Mais Huy n’aimait pas la chasse et n’en avait de toute façon guère le loisir depuis longtemps. Les chiens devaient s’ennuyer, ainsi privés d’exercice.

« Bekhai », dit-il doucement.

Bekhai regarda Huy par-dessous, avec cette expression inquiète dans ses yeux dorés. Il se lécha les babines, s’étira et bâilla, puis il se recoucha.

Malgré l’heure tardive, les grillons poursuivaient leur stridulation monotone et apaisante. Dans leur vol, de gros scarabées frôlaient dangereusement les lampes à huile, qui versaient une maigre lumière sur la table où Huy et Senséneb étaient toujours assis. De temps en temps résonnait un « floc ! » sourd tandis qu’un poisson troublait la surface du bassin. Dans la pénombre, les oreilles dressées, les chats allaient et venaient parmi les massifs de fleurs, explorant les murs à la recherche d’une crevasse par laquelle s’insinuer. L’un montrait un tempérament beaucoup plus aventureux que le second, plus grand et plus gras, qui semblait toujours accomplir ses patrouilles pour la forme.

Senséneb avait reposé l’amulette sur la table, mais ses doigts la tournaient et la retournaient sans relâche.

« Il l’aurait commandée pour conjurer une grossesse, réfléchit-elle à haute voix. Mais c’est un homme intelligent. Des moyens existent pour prévenir l’apparition d’un embryon dans le ventre maternel, et même pour l’éliminer une fois qu’il a commencé à se former. »

De telles interventions étaient pratiquées, mais surtout si l’enfant était le fruit d’une agression ou si la mère était trop jeune, ou trop étroite, pour le porter en toute sécurité. Les dieux acceptaient les prières de ceux qui ne voulaient pas d’enfant, mais une fois que la semence avait produit un rejeton, ils voyaient d’un œil mauvais qu’on l’extirpât, car c’était tourner en dérision ce qu’eux-mêmes avaient planté. Les dieux… songea Huy, non sans amertume. De combien de malheurs n’étaient-ils pas responsables !

« Moi, je crois que cette amulette a été placée là à dessein, pour que Mia la découvre, conclut Senséneb, poussant enfin le pendentif vers Huy à travers la table. Chaemhet connaît suffisamment le caractère de son épouse pour savoir qu’elle veille à la propreté des statuettes. Donc, il n’aurait pas placé l’amulette dans la niche s’il ne voulait qu’elle la trouve, comme par hasard. Quel procédé maladroit, entre mari et femme !

— Mia n’avait aucun doute quant à sa provenance.

— Lui as-tu posé la question ?

— Non, mais elle paraissait croire que Chaemhet ne l’aimait plus.

— T’a-t-elle demandé d’intervenir ?

— Non. Elle avait simplement besoin de parler. Elle regrettait de ne pas avoir eu le courage de s’en ouvrir à toi.

— Pourtant, elle est venue te trouver le soir de mon départ pour la capitale du Nord.

— Oui. Décèles-tu quelque chose dans cette attitude ?

— Non, soupira-t-elle. Mais on voulait qu’elle découvre l’amulette. Chaemhet…

— Il jure ses grands dieux que ce n’est pas lui.

— Il a déjà menti en maintes occasions. Et à toi aussi.

— Mais pas cette fois. Il n’aurait pas montré plus de frayeur face à un démon.

— C’est un être veule et pusillanime.

— Ne le juge pas trop sévèrement.

— Et pourquoi pas ?

— Qui n’a jamais fait preuve de faiblesse ?

— Mais si ce n’est pas Chaemhet, alors qui ? »

Huy y avait déjà songé. Un serviteur pouvait avoir été acheté. Mais ce dernier n’aurait été qu’un instrument entre les mains de celui dont ils cherchaient à découvrir l’identité. Les visiteurs du couple étaient nombreux. Mia aimait recevoir et faire admirer sa maison ; de par sa haute fonction, son époux était fréquemment en consultation avec ses collègues, chez lui aussi bien qu’à son bureau. Rien que l’emploi du temps des trois grandes maisons royales devait être vérifié constamment, et les déplacements du pharaon et de sa cour coordonnés dans les moindres détails. Il y avait les palais des autres cités – ceux de la capitale du Nord, de la cité du Soleil, de la cité de la Mer, où se trouvaient d’autres résidences, d’autres harems. Il y avait la construction de l’hypogée, mise en chantier dès qu’un roi montait sur le trône. En un seul mois, toute une armée de fonctionnaires entrait et sortait de chez le Grand Intendant.

Et c’était encore sans compter les amis et les intimes. De ceux-là, Huy devrait s’entretenir avec Chaemhet. Mais seulement quand ses devoirs aux Archives Culturelles le lui permettraient, et quand il y serait autorisé. Ay ne tolérerait pas que Huy reprît de lui-même son ancienne activité, même pour résoudre cette affaire. Et si le pharaon apprenait qu’il lui avait désobéi, Huy aurait signé son propre arrêt de mort. Le scribe n’aurait même pas droit à l’exil dans les provinces, puisque Ay se méfiait trop de lui pour le laisser s’éloigner.

« Abandonne ! le raisonna Senséneb. Le risque n’en vaut pas la peine. »

Ainsi, elle avait lu dans ses pensées ; d’ailleurs, celles-ci devaient se voir sur son visage au point qu’elle ne pouvait s’y méprendre. Elle s’était fait l’écho de sa voix intérieure, pourtant il lui opposa un dernier argument :

« Puis-je laisser mes amis dans la détresse, quand j’ai le pouvoir de les aider ?

— Ton aide ne leur inspirera peut-être aucune gratitude. Nous sommes tous embarqués sur le Fleuve de la Vie, qui nous emporte vers l’Océan de la Mort. À nous de gouverner du mieux que nous le pouvons, car là réside notre seule part de liberté. Nul d’entre nous n’a le choix de la destination finale. Non, dit-elle en souriant, je crois que tu n’as jamais su résister à une énigme. Néanmoins, c’est un prix élevé à payer pour satisfaire ta vanité intellectuelle. »

Huy baissa les yeux. Senséneb était encore plus proche de la vérité qu’elle ne le soupçonnait, bien qu’elle fût généralement très sûre de son propre jugement. C’était un de ses traits de caractère qui lui manqueraient, malgré son côté parfois agaçant.

Il songea aux Archives. Son travail y était intéressant, et le vieux Nakht méritait amplement sa réputation de paresse. Il était en passe de se décharger de toutes ses responsabilités sur Huy. Un projet était dans l’air concernant la restructuration totale des Archives Culturelles ; les papyrus les plus anciens seraient entreposés dans de profondes caves afin d’éviter qu’ils ne se dessèchent. Certains étaient déjà si fragiles qu’ils menaçaient de tomber en poussière au moindre contact, sans même parler de les dérouler. Il faudrait tout recopier afin de pouvoir continuer à consulter ces informations. Il était également question d’un voyage dans le Nord. Nakht n’aurait certainement pas envie de partir alors qu’il pouvait s’occuper tranquillement de ses vignes, et Huy venait juste après lui dans la hiérarchie.

Et pourtant… Pourtant, il avait été sincère en disant à Senséneb qu’il n’aimait pas laisser les choses au hasard. L’existence en comportait tellement ! En fait, elle pouvait être perçue comme une accumulation de hasards. Bien des gens avaient la chance de s’en réjouir, mais pas Huy. Il était épris d’harmonie et d’ordre – non pas l’ordre cruel et rigide qu’Horemheb instaurerait sur la Terre Noire si jamais il accédait au trône, mais un ordre fait de proportions, de respect, de solutions pondérées. Toute chose était ordonnée d’avance, affirmaient les prêtres. On ne pouvait rien changer à ce qui avait été décrété depuis qu’Atoum avait surgi de l’océan primordial de Noun et façonné les dieux. Mais foncièrement, l’ordre n’existait pas. Ou alors, seulement sous la forme d’un fin vernis, comme les feuilles d’or plaquées sur la statue d’un fonctionnaire subalterne. Au-dessous subsistait le chaos des sentiments débridés. Jamais le cœur de l’homme ne serait tout à fait capable de les contrôler, et jamais ils ne le vaincraient tout à fait. Mais s’il baissait les bras, il était perdu.

Ramener la vérité au grand jour, s’il le pouvait, telle était la façon dont Huy menait son propre combat. Quel qu’en fût le prix, il résoudrait l’énigme de l’amulette et de la mort de Géoua. Peut-être n’y avait-il pas grand-chose derrière, mais au moins, il saurait à quoi s’en tenir.

Il était prêt à parier qu’Ay ne le ferait pas assassiner. Aux yeux du pharaon, il avait de la valeur. De plus, cette affaire concernait un serviteur de haut rang. Le roi lui accorderait-il une seconde chance ? Pour l’heure, il ignorait que Huy se proposait de continuer ; peut-être ne l’apprendrait-il jamais. Le scribe devrait jouer serré car, aux Archives Culturelles, maints de ses subalternes ne seraient que trop heureux de s’élever par sa chute. Mais Huy avait été nommé par Ay et jouissait donc officiellement de sa protection. Il comptait bien s’en prévaloir aussi longtemps qu’il le pourrait.

« Si je continue, répondit-il enfin, ce n’est pas par vanité intellectuelle, comme tu le prétends, mais par soif de vérité. »

Elle sourit d’un air las et triste, mais aussi avec tendresse. L’amour pouvait-il renaître de ses cendres ?

« C’est vraiment une pièce splendide, dit-elle, se remettant à jouer avec le nœud d’Isis. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’artisans capables d’une telle perfection dans la capitale du Sud. Celui qui l’a commandée était un homme de goût.

— Certes. Et sans doute était-il peu habitué à l’intrigue. Une personne mieux versée dans le mensonge aurait fait graver l’inscription sur une pierre médiocre.

— Cela désigne encore Chaemhet.

— Mais pourquoi aurait-il agi ainsi ?

— Pour reconquérir Mia.

— Je ne comprends pas, avoua Huy que cette réponse jetait dans un abîme de perplexité.

— Pour crever l’abcès. Forcer sa femme à lui tenir tête.

— Tu veux dire… pour qu’elle l’oblige à quitter Teyé, puisqu’il est trop faible pour rompre de son propre chef ?

— Exactement.

— Je ne crois pas que Chaemhet la provoquerait, même poussé par un démon intérieur dont il n’aurait pas conscience. Il m’a paru sincère, en affirmant qu’il n’avait jamais vu cette amulette. Bien sûr, c’est une opinion toute personnelle. Mais Chaemhet joue mal la comédie.

— Eh bien, l’amulette n’est pas arrivée là toute seule, et le résultat est le même. À moins qu’on ait voulu dénoncer Chaemhet à son épouse dans l’espoir de briser définitivement leur ménage. »

Il restait une autre hypothèse, se disait Huy. On avait pu tenter d’aiguillonner Chaemhet, pour le pousser à agir contre sa femme. Dans un cas comme dans l’autre, on visait à séparer les deux époux. Cela signifiait une chose : l’instigateur savait que tout n’était pas clair entre eux, mais il ne connaissait pas suffisamment Mia pour se douter qu’elle ne confondrait pas son mari grâce à la preuve si commodément fournie.

Senséneb posa sa main sur celle de Huy.

« Il y a bien longtemps que nous n’avions parlé ainsi.

— Oui. Trop longtemps. »

Ces mots parurent flotter entre eux, et ils se sourirent, timidement, prudemment, tels deux inconnus.

 

Masou, le secrétaire de Chaemhet, était un mince jeune homme qui avait gardé de son ancien état de prêtre le crâne et les membres rasés d’un serviteur des dieux, bien qu’il ne portât plus les sandales blanches. Minutieux, précis et discret, c’était un collaborateur presque trop parfait. Au cours de l’enquête officielle, Huy l’avait interrogé et, très vite, avait conclu qu’il ne savait rien d’important. Sa connaissance des affaires de son maître se bornait strictement aux questions professionnelles. Toutefois, il conservait un souvenir exhaustif des différentes dispositions concernant la Deuxième Maison depuis l’époque de son entrée en fonctions, qui avait coïncidé avec celle de Chaemhet. Chaque question avait suscité une réponse verbeuse et détaillée, à tel point que le scribe avait fréquemment cessé d’écouter. Cette fois, Huy était résolu à supporter une seconde conversation avec Masou.

Chaemhet resterait chez lui pendant les premiers jours de purification de son épouse. Il la verrait peu, mais superviserait les changements nécessaires dans leurs appartements et, en compagnie de ses fils, apporterait des offrandes aux Gardiens de la Naissance. Son absence fournirait à Huy l’occasion de s’entretenir avec Masou en privé. Toutefois, il ne faudrait pas éveiller les soupçons du secrétaire quant au caractère officiel de sa visite. D’après le peu dont Huy avait pu juger, Masou manquait de souplesse et la moindre irrégularité ferait l’objet d’un rapport. Que ce rapport fût soumis à l’attention de Chaemhet, voilà ce qu’il fallait éviter si possible.

L’inscription figurant à l’entrée du tombeau de Géoua devait être rédigée pour les archives avant d’être portée sur le roc. Pareille tâche aurait échu, en temps normal, à l’un des scribes subalternes des Archives Culturelles, puisque le défunt était un fonctionnaire de rang moyen. Mais dans la mesure où il avait succédé à Chaemhet et où celui-ci était l’ami de Huy, personne ne s’étonna que l’adjoint de Nakht voulût vérifier la bonne conformité de l’inscription, avant qu’elle fût gravée pour l’éternité.

Dès lors, il était parfaitement logique de convoquer Masou, réputé pour sa mémoire des détails de procédure, afin de passer les faits en revue. Chaemhet lui-même approuva l’idée, jugeant que Masou était plus compétent en la matière.

Huy dut refréner son impatience pendant la première partie de la conversation. Raide comme un piquet sur son tabouret devant le bureau, Masou répondait à toutes les questions préparées par Huy et son secrétaire avec la sécheresse et le léger dédain de l’homme sûr de son petit aroure[34] de connaissances, dont il était le roi. Huy prit grand soin de flatter son khou, afin qu’il soit aussi réceptif qu’un enfant attendant des confiseries. Tandis que son secrétaire était assis en tailleur un peu en retrait, son écritoire en cuir sur les genoux et son calame courant sur la surface du papyrus déroulé à mesure, Huy en vint enfin aux visites que Géoua avait rendues à Chaemhet après que celui-ci eut pris la tête de la Deuxième Maison.

« Tu m’as déjà posé cette question l’autre fois, lui opposa Masou, se rappelant, comme Huy le craignait, leur précédente conversation.

— En effet, mais dans un tout autre contexte.

— Ma réponse est inchangée.

— Je souhaite aborder de nouveaux aspects.

— La teneur de mes réponses sera identique. Ne peux-tu pas – si je puis te le suggérer respectueusement –, ajouta Masou, voyant Huy changer d’expression et se souvenant de leur différence de rangs, t’épargner cette perte de temps en te référant au compte rendu de cette discussion ?

— Celui-ci fait partie d’un rapport secret dont les deux uniques exemplaires sont conservés dans les archives du roi et dans celles de la police, riposta Huy d’un ton cassant. En outre, l’expérience m’a appris que, si sûr que soit un homme d’avoir relaté tous les faits, chaque fois qu’il se remémore un événement, celui-ci apparaît sous un jour différent. »

Masou parut sceptique. Se doutait-il que Huy cherchait à glaner des informations qui lui auraient échappé la première fois ? Quand bien même, cela aurait été sans importance, puisque l’entretien officiel concernait un autre sujet. Masou n’irait pas faire un rapport parce qu’il pressentait en Huy des intentions cachées. Pourtant, cela n’aurait pas été vu d’un mauvais œil : même si Ay n’encourageait pas ouvertement la délation, il récompensait ceux qui venaient le trouver avec un renseignement de réelle valeur. Mais Masou n’avait guère d’imagination et n’aurait pas agi contre un supérieur désigné par Pharaon lui-même.

Huy se référa aux notes que son secrétaire lui avait remises. Les sourcils froncés, il feuilleta les fragments de papyrus et d’ostraca sur lesquels étaient consignées les informations mineures. Il hocha la tête à plusieurs reprises comme s’il relevait un détail intéressant, bien qu’il sût depuis longtemps quelle question il voulait poser :

« Tu as déclaré, semble-t-il, que Géoua a rendu visite à Chaemhet par trois fois.

— Oui, trois fois en tout et pour tout.

— À sa dernière visite, tu n’étais pas présent.

— Si, j’étais là en ces trois occasions.

— Pendant leur entrevue ? Dans la même pièce ?

— Non, dans mon bureau, qui communique avec celui de Chaemhet par un simple passage voûté.

— Donc, tu pouvais tout entendre.

— Oui, cependant je t’ai dit…

— Je sais, je sais. »

Huy s’exprimait d’un ton patient mais pressé, comme si c’était Masou qui lui faisait perdre du temps. Il prit un document au hasard – une note sur les frais d’embaumement de Géoua.

« D’après ce rapport préliminaire, tu n’as rien entendu. Tu es retourné à ton bureau, où tu t’es plongé dans la besogne qui t’attendait au point que tu as fermé ton cœur à tout le reste, y compris à la conversation qui se déroulait dans la pièce voisine. »

Huy s’amusait beaucoup de cette petite comédie et constata qu’elle produisait son effet sur Masou.

« Oui, confirma celui-ci avec moins d’assurance. Certes, j’entendais leurs voix, mais pour moi ce n’était qu’une rumeur indistincte… Je ne prenais pas garde au sens de leurs paroles.

— Remarquable discrétion.

— Je t’ai déjà expliqué tout cela l’autre jour, insista Masou, s’efforçant de garder son calme.

— Je crois que les deux premières fois, Géoua était venu consulter Chaemhet sur des questions de protocole propres au harem – des détails administratifs… des moyens de couper à la voie hiérarchique ? »

Bien que visiblement choqué par cette idée, Masou acquiesça brièvement.

« Comment es-tu au fait de ces conversations, puisque tu n’écoutais pas ?

— Chaemhet m’en a fait part ensuite.

— Pourquoi ?

— Il souhaitait me dicter des lettres, des notes, des réponses manuscrites aux questions de Géoua. Tous ces papiers se trouvent nécessairement parmi les effets du défunt, à son bureau sinon chez lui…

— Ils sont en notre possession, interrompit Huy.

— Alors, mes collègues te confirmeront que c’est bien mon écriture, répondit Masou avec raideur.

— Nous ne manquerons pas de leur poser la question. »

Masou paraissait de plus en plus mal à l’aise, et Huy se rendit compte qu’il s’était laissé emporter par son désir d’en savoir plus. Loin de viser à honorer la mémoire du mort, cet entretien prenait le tour d’un interrogatoire.

« Pour les archives, précisa Huy. Ta précieuse contribution se doit d’être mentionnée.

— J’en suis reconnaissant. »

Huy inclina la tête. Du coin de l’œil, il vit un léger sourire flotter sur les lèvres du secrétaire. Tout irait bien si ce garçon n’essayait pas de jouer au plus fin. C’était un bon scribe, vif et intelligent. Au fond, Huy avait de la sympathie pour lui. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que son Héby.

« Et en ce qui concerne la troisième visite de Géoua ?

— Chaque fois que Chaemhet reçoit un visiteur, il lui demande s’il souhaite que je prenne note de la conversation. Géoua ne le désirant pas, j’ai apporté des rafraîchissements et je suis parti. Cette troisième fois, Chaemhet n’a pas fait allusion à l’objet de l’entretien. Je ne m’en suis pas étonné, car il arrive fréquemment que des conversations ne soient pas consignées. Soit parce qu’elles sont sans réelle importance, soit…

— Soit parce qu’elles sont secrètes.

— Oui, admit Masou, avec un peu d’embarras. Mais en général, c’est en raison de leur insignifiance.

— En l’occurrence, cette entrevue n’était pas si insignifiante, puisqu’elle est signalée dans le compte rendu de la journée.

— Oh, oui ! Chaemhet était surpris de voir Géoua, et après son départ il semblait mal à l’aise. Il ne l’aimait pas. Comme la plupart des gens, il est vrai… Je suis désolé. Je ne fais que me répéter.

— Et donc, à la suite de cette conversation, Chaemhet t’a envoyé chercher son serviteur, Imbou ?

— Oui. Mais cela n’avait aucun rapport.

— Pourquoi cette remarque ?

— Pardonne-moi. Je pensais que le propos de notre entretien était d’authentifier l’inscription commémorative de Géoua.

— Assurément.

— Que puis-je te dire d’autre ? » demanda Masou après un moment de silence.

Il regardait autour de lui, nerveux et tendu, comme s’il lui tardait de partir, de fuir bien loin de cette atmosphère pesante.

« Je n’ai rien de plus à t’apprendre, ajouta-t-il.

— Tu disais que tu n’écoutais pas la conversation.

— C’est vrai », répondit le jeune homme avec lassitude, se renfonçant contre le dossier de son siège.

Manifestement, il n’y avait pas d’échappatoire.

« Mais tu avais bien conscience du ton qu’employaient les deux hommes ?

— Je ne comprends pas.

— Parlaient-ils tout bas ? Ont-ils élevé la voix ?

— En quoi cela concerne-t-il…

— Ne t’en préoccupe pas ! coupa Huy en le foudroyant des yeux. Cela, c’est mon affaire. »

Masou esquissa un haussement d’épaules désabusé et répondit d’un air morne :

« Je n’y ai guère prêté attention.

— Qu’as-tu remarqué ? »

Le secrétaire de Huy avait cessé d’écrire et, son calame en l’air, lançait à Masou un regard encourageant. Ils échangèrent un coup d’œil résigné. L’un comme l’autre, ils devaient se soumettre aux excentricités de leur maître. Mais cette fois, Masou avait le pouvoir de ne pas rendre la tâche trop ingrate à son collègue.

« Cela remonte déjà à un certain temps.

— Mais cela sortait de l’ordinaire, rappela Huy, remerciant intérieurement son jeune scribe.

— L’occasion était inhabituelle, en effet. Inhabituelle pour Chaemhet, bien qu’on ne puisse en dire autant pour Géoua. »

Il s’interrompit le temps de fouiller dans ses souvenirs, savourant l’importance de l’instant. Huy se reprocha de ne pas avoir employé cette tactique dès le premier interrogatoire. Le jeune homme se serait-il montré plus coopératif ? Il s’agissait alors d’une enquête ordonnée par le palais… Peut-être Masou avait-il voulu protéger Chaemhet, ou alors sa nature le portait-elle naturellement à la réserve. Huy l’encouragea d’un hochement de tête.

« J’ai déposé de la bière et des dattes, puis je les ai laissés. Ils avaient l’air grave, comme s’ils devaient débattre d’une affaire sérieuse. C’est pourquoi j’ai été surpris que Géoua ne requière pas ma présence pour coucher leurs propos par écrit.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Je me suis remis à ma tâche. Un secrétaire a fort à faire ! Les factures du nouveau Temple du Soleil devaient être vérifiées et classées…

— Mais tu n’as pas quitté ton bureau ? Leurs voix te parvenaient malgré tout ? »

Huy lui posait ces questions avec douceur, sans plus chercher à en imposer. Masou s’exprimait d’aussi bon gré qu’il s’était montré réticent la première fois, comme soudain délivré d’un poids étouffant.

« J’y suis resté en permanence. Et je me souviens qu’au début leur conversation fut menée à voix basse, mais que le ton monta quelques moments plus tard.

— Étaient-ils en colère ?

— Ils ne vociféraient pas, ce qui eût été inconcevable. Toutefois, la tension était manifeste.

— Nous ne voulons les discréditer ni l’un ni l’autre, néanmoins, nous tenons à savoir la vérité sur Géoua.

— Veux-tu dire que des accusations ont été portées contre lui ?

— Il importe que son nom soit lavé de toute tache.

— Je suis sûr que c’était une simple divergence de vues sur des questions professionnelles.

— Ah ? Et lesquelles ?

— Je l’ignore, répondit Masou en hésitant.

— Donc, ils étaient en colère.

— Oui. »

Huy se détendit, entrelaça ses doigts et s’étira.

« Géoua est parti peu après, continua le jeune homme. Leur entrevue n’a pas duré longtemps.

— Quelle expression avait-il, en sortant ?

— Voilà le plus étrange. Sa colère s’était dissipée. Il semblait même satisfait.

— Et Chaemhet ?

— Je ne m’en souviens pas. Il m’a prié d’aller chercher Imbou, son serviteur. Voudras-tu lui parler ?

— Que saurait-il de Géoua ? remarqua Huy. Non. Nous ne consultons que les hauts fonctionnaires. »

À ces mots, Masou rayonna de fierté. Huy sourit en son for intérieur et dit en se levant :

« Merci de ton aide. »

Masou l’imita, heureux d’en avoir terminé, mais à mesure qu’il reprenait ses esprits, il craignait d’en avoir trop dit. Huy espérait qu’il ne réfléchirait pas au tour qu’avait pris l’entretien. Il l’accompagna lui-même à la porte, lui réitéra ses remerciements et lui offrit un jeu de pinceaux d’excellente qualité.

Alors qu’il s’apprêtait à prendre congé, Masou hésita.

« Qu’y a-t-il ? s’enquit Huy.

— Un simple détail, dont je ne suis même pas certain. Je crois avoir entendu Chaemhet remettre un paiement à Géoua. Je ne sais pas ce que c’était, mais j’ai distingué le tintement du métal sur le bureau.

— Peut-être Géoua avait-il sollicité un prêt.

— C’est improbable. »

Huy plaça une main amicale sur l’épaule du secrétaire.

« Eh bien, si besoin est, je poserai la question à Chaemhet.

— Ne lui dis pas que je t’en ai parlé, supplia Masou avec inquiétude.

— Fort bien. D’autant plus que ce n’était qu’une très vague impression ?

— Oui… »

Huy le regarda partir. En regagnant son bureau, il serra les poings pour contenir sa jubilation.

 

Confiné chez lui, Chaemhet avait tout loisir de ressasser ses malheurs. Depuis la naissance de sa fillette, les murs de sa prison semblaient se refermer sur lui. Teyé représentait non pas la liberté, mais une autre forme de menace. Elle n’était certainement pas sérieuse en envisageant de fuir avec lui ! L’idée était si désespérée qu’elle frisait la folie. Sans l’attrait que cette femme exerçait sur lui, sans ce corps auquel il était incapable de résister, il aurait mis un terme à cette liaison depuis longtemps. À cause de sa faiblesse, il s’enlisait inexorablement, tel un homme qui s’est aventuré dans des sables mouvants.

Comment s’extirper de ce bourbier ? Ce n’était qu’une question de temps avant que Mia découvrît tout. Il ne voulait pas d’un divorce. Mais si Mia, de son côté, exigeait la séparation, la valeur de sa dot et la moitié des biens de Chaemhet lui reviendraient. Elle perdrait sa position sociale, bien entendu. Quant à lui, il conserverait des revenus confortables, mais il ne serait plus aussi aisé. Aux yeux de Chaemhet, ce genre de considérations méritait réflexion.

Bientôt Mia aurait achevé sa période de purification. De retour au foyer, elle remettrait tout en ordre, avec ses manies étouffantes. Et pourtant, elle lui dispensait un soutien, une sécurité que Teyé ne serait jamais à même de lui apporter. Teyé était une tempête de sable en plein désert. Mia, c’était le confort et la stabilité, mais aussi la routine. Désespéré, Chaemhet contempla la pièce au décor raffiné où il était assis. Sa vie s’écoulait en une succession de moments infimes, une suite d’événements agréables – banquets, concerts, chasses, spectacles –, qui tous formaient la chaîne qui le retenait. Il avait beau se réfugier dans le travail, dès qu’il restait oisif les démons du doute quittaient les replis de son cœur pour danser en son centre. Bien pire, comme n’importe quelle autre drogue, avec l’accoutumance le travail commençait à perdre son effet apaisant. Même si Chaemhet s’attelait à sa tâche de la barque-matêt à la barque-seqtet, il ne réussirait pas éternellement à repousser les démons. Alors après tout, songea-t-il en un sursaut de révolte, pourquoi ne pas se laisser tenter ? Pourquoi se sacrifier pour un cocon confortable, mais artificiel ?

Une autre voix intérieure lui disait qu’il n’aurait jamais le courage de fuir et de changer de vie.

Il avait suffisamment de décence pour comprendre que si Teyé lui vouait un amour sincère, il ne devait pas la bercer de faux espoirs. Il n’avait jamais fait de promesse qu’il n’eût l’intention de tenir. En même temps, force lui était d’admettre que c’était Teyé qui l’avait mis au pied du mur. Il ne l’avait pas revue depuis la naissance de la petite. Teyé en avait-elle été avisée ? Il en était certain. Mia était une personnalité de premier plan dans le quartier du palais, et tout ce qui la concernait alimentait les conversations. Pour les recluses du harem, qui n’avaient guère de moyens d’occuper leur vie, les nouvelles du monde extérieur étaient une véritable pâture. Oui, Teyé savait certainement. Il grimaça en imaginant son dépit. Pourtant, il n’avait plus de rapports intimes avec son épouse depuis longtemps. La flamme s’était éteinte. Les rares fois où il l’avait honorée ces trois dernières années, cela avait été, pour elle comme pour lui, par sens du devoir.

Il lui faudrait se résoudre à voir Teyé. Il ne pouvait continuer à repousser l’instant décisif, à mener indéfiniment une sorte de demi-vie en détruisant non seulement sa propre existence mais aussi celle de ces deux femmes. Par le biais de son bébé, Mia avait pris une sorte d’initiative. Teyé, elle, le pressait de s’engager. Toutes deux, chacune à sa manière, étaient plus fortes que lui et avaient des raisons d’exiger qu’il fasse un choix.

Il aurait voulu plus que tout être seul. Rester dans la douce lueur du crépuscule, sentant la fraîcheur monter du Fleuve dont il écoutait la voix ancienne, seul avec son Cœur, avec son Nom.

Affronter Teyé serait la première étape. Cela lui délierait un poignet. Mais serait-ce pour mieux dégager l’autre ?

Il appela son serviteur.

« Je veux que tu m’organises un autre rendez-vous. »

Le visage d’Imbou conserva l’expression agréable qu’il affichait en permanence, cependant sa réprobation fut nettement perceptible. Il n’avait jamais fait défaut à Chaemhet, jamais eu une parole ni même une pensée déloyale, mais, à l’évidence, il se serait réjoui de le voir rompre.

« Pour quand ? se borna-t-il à demander.

— Le plus tôt possible. Rapporte-moi vite la réponse.

— Même si c’était pour aujourd’hui ?

— Même si c’était sur-le-champ. »

En réalité, Chaemhet aurait voulu repousser cette rencontre fût-ce d’un seul jour. Après tout, il restait maître du temps aussi longtemps qu’il était prêt à le perdre.

« Après ce rendez-vous, Imbou, nous ne louerons plus la chambre du port. J’ai décidé d’en finir une fois pour toutes. »

Le serviteur ne répondit pas et aucun muscle de son visage ne tressaillit, mais il s’inclina et partit rapidement, comme s’il craignait que son maître pût encore se raviser.

La cité du désir
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